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Bak s’écarta de la piste tracée dans l’oued par des centaines de chèvres ou de moutons – plutôt les premières, car elles résistaient mieux à la chaleur et se contentaient d’une herbe rare et sèche. Il avait tenté de trouver des signes de la famille nomade après avoir dépassé l’endroit où elle s’était installée, mais les petits sabots pointus n’avaient laissé sur le sable que des indentations grenues. Les rares empreintes distinctes, celles de bêtes qui s’étaient écartées du chemin, pouvaient dater du lever du jour, de plusieurs mois ou de la dernière pluie – soit deux ans plus tôt, au dire de Senna.
Nebrê et Kaha avaient repéré des traces de pas autour d’un acacia à moitié sec où des enfants avaient ramassé du bois, toutefois elles ne correspondaient pas à celles des fillettes qui avaient abreuvé leurs chèvres au puits. Si Bak ne soupçonnait pas leur mère d’avoir tué l’inconnu, il pensait qu’elle ou ses enfants savaient quelque chose. Pourquoi, sinon, se seraient-ils sauvés en pleine nuit ?
Résigné à l’idée qu’ils lui avaient échappé, il envoya Nebrê et Kaha en repérage et attendit la caravane, en plein soleil. Lorsqu’il porta son outre à ses lèvres, il sentit la sueur ruisseler sous sa tunique. La chaleur promettait d’être plus accablante que durant sa pire journée à Bouhen.
Senna apparut le premier. Il sondait le sable à l’aide de son long bâton pour faire fuir une éventuelle vipère. Un peu plus loin, Rona et Minmosé menaient leur train d’ânes.
— Observons-nous un bon rythme ? demanda Bak au guide.
— Ouser ne pourra pas se plaindre que nous le ralentissons !
— Excellent. Mais nous ne forçons pas trop l’allure ?
— Comme toi, lieutenant, j’espère que tout le monde atteindra la mer sain et sauf, aussi bien nous que les animaux.
Bak pressa amicalement l’épaule du guide et partit en arrière, vers Minmosé et Rona. S’étant assuré que tout allait bien, il les laissa avancer. Au sud, les contours du tertre de calcaire se rapprochaient, barrant en partie l’horizon. Il contempla une dernière fois l’escarpement qui disparaissait dans une brume bleutée, au loin, suivant le cours du fleuve qui donnait vie à Kemet. Avec un brin de nostalgie, il adressa un au-revoir silencieux à la terre qu’il ne pouvait plus voir, puis il tourna ses pensées vers sa nouvelle enquête.
Trente pas derrière le septième âne, il se retrouva à la hauteur d’Ouser, qui marchait avec Dedou à la tête de leur caravane. Le nomade murmura une excuse et s’éclipsa.
— Que viens-tu faire ici, lieutenant ? voulut savoir Ouser.
— Je traverse le désert, comme toi.
— À d’autres ! se moqua l’explorateur. Tes hommes et toi, vous êtes tels des oiseaux aux ailes brisées, des poissons hors de l’eau. Vous ne savez de cette terre que ce qu’on vous en a dit. Pire encore, vous vous êtes placés entre les mains d’un homme dont vous ignorez tout, et dont l’intégrité paraît plus que suspecte.
Bak n’aimait pas qu’on le prenne pour un naïf, néanmoins il répondit d’un ton posé :
— Tu nous sous-estimes, Ouser. Mes hommes et moi savons exactement ce qui nous attend. Un pays cruel et aride, où le plus léger accident a parfois de tragiques conséquences. Un serpent peut vouer le voyageur à une mort atroce. La source ou le puits dont on dépendait depuis des années peut se tarir. Le…
— Je ne doute pas de ton savoir, lieutenant ! Tu as l’air d’absorber les informations comme un ivrogne s’imbibe de bière. Ce qui m’inquiète, c’est ton inexpérience et ton manque de discernement.
Cette fois, Bak ne cacha pas son irritation.
— Nous sommes venus dans ce désert afin de retrouver Minnakht. Et ne t’y trompe pas : nous le retrouverons, mort ou vif.
Un rire incrédule jaillit des lèvres d’Ouser.
— Comment as-tu été entraîné là-dedans ?
— Le commandant Inebny, père de Minnakht, connaît mon commandant, répondit Bak, les yeux étincelants de colère. C’est lui qui m’a envoyé mener cette tâche à bien.
— Tu obéis aux ordres, conclut Ouser avec une compassion qui surprit le lieutenant. Cela explique ta présence, non la confiance que tu accordes à Senna.
— Disons que le père de Minnakht lui a encore moins laissé le choix qu’à moi. Et toi ? rétorqua Bak, le toisant du regard. Que viens-tu faire ici ?
Se voyant renvoyer sa propre question, Ouser sourit.
— Quand on a vu à Keneh que Minnakht ne reparaissait pas, le bruit a couru qu’il avait découvert de l’or. Ou encore de l’argent, du cuivre, une pierre magnifique et rare… Qui sait ? dit-il avec un haussement d’épaules. J’ai eu l’idée d’aller voir, afin d’en avoir le cœur net.
Ouser avait donc, lui aussi, eu vent de la rumeur et il l’avait jugée plausible. Cette histoire n’était-elle qu’une chimère, comme Senna le donnait à entendre, ou les années d’expérience d’Ouser avaient-elles aiguisé son instinct ? Le jeune explorateur avait-il fait une découverte qu’il désirait garder secrète et laissé son guide derrière lui ?
— Et ainsi, tu suis la piste qu’il a prise la dernière fois.
— Tout le monde sait qu’il concentrait ses recherches dans une partie du désert comprise entre la route des caravanes, au sud, et les hautes montagnes qui s’étendent avant la mer. Le chemin que nous prenons coupe ce territoire en diagonale.
Une logique sans faille. Bak décida d’en savoir plus.
— Pourquoi avoir amené Ani et Ouensou ? Ce sont d’étonnants compagnons de voyage pour un chercheur de trésor.
— De trésor ! Si je pouvais avoir cette chance ! dit Ouser, riant de lui-même, cette fois. Tous deux ont rencontré Minnakht, je ne sais dans quelles circonstances. Pas plus que je ne sais quelles promesses il leur a faites. Toujours est-il qu’ils croyaient participer à sa prochaine expédition. Et puis il a disparu. Ils ont entendu parler de moi et m’ont demandé de les prendre.
— Je m’étonne que tu aies accepté.
L’expression d’Ouser s’assombrit.
— Ma femme est malade, depuis longtemps. Les médecins coûtent cher. Ces deux-là étaient prêts à payer une belle somme.
Voyant son chagrin, Bak ne voulut pas retourner le couteau dans la plaie.
— Connais-tu bien Minnakht ?
— J’ai rarement croisé son chemin. Sauf pour échanger des informations, nous n’avions aucune raison de nous fréquenter. Il est plus jeune que moi, fils de famille fortuné. J’ai grandi à Gebtou et mon père était ânier. J’ai traversé ce désert pour la première fois à l’âge de treize ans – je m’occupais des ânes d’une caravane, sur la piste sud. Lui est venu en quête d’aventure.
« Un sujet douloureux », pensa Bak.
— Il s’entend bien avec les nomades, paraît-il.
— Ils sont ses frères et ce désert est son foyer, admit Ouser du bout des lèvres. Peu à peu, il a fini par l’aimer autant que moi, et comme il a appris la langue des nomades, il le connaît même mieux. C’est pourquoi sa disparition semble incompréhensible, et pourquoi beaucoup rejettent la faute sur Senna.
— Son père dit qu’il n’a jamais rien trouvé. Pourtant, tu suis ses traces sur la seule foi d’une rumeur.
— Minnakht a étudié les minéraux, les pierres précieuses. On a tort de croire qu’il aurait trouvé de l’or par ici. Pour autant que je sache, le seul quartz aurifère qui ne soit pas épuisé depuis longtemps se trouve bien plus au sud. Mais ces montagnes sont riches en minerais. Le tout est de trouver des roches de qualité en quantité suffisante pour installer une mine. Par exemple…
Il ramassa plusieurs petites pierres noir et gris et les montra à Bak. Leurs facettes scintillaient au soleil.
— Du granit de la chaîne centrale, drainé jusqu’ici par les pluies… Une belle pierre, précieuse pour les sculpteurs, mais comme on trouve un granit superbe à Abou[2], où on le hale sur une courte distance pour le transporter par le fleuve, celui-ci ne vaut rien.
— Où Minnakht pourrait-il avoir disparu ?
Ouser jeta les pierres et se frotta les mains pour se débarrasser de la poussière.
— À peu près n’importe où. Regarde autour de toi. Ce paysage rude et stérile est un présent des dieux, comparé à la terre que nous allons traverser ces prochains jours. Plus on s’enfonce dans ce désert, plus il devient sauvage et hostile. Je suis passé dans d’innombrables lieux que nul autre n’avait foulés avant moi.
Bak contempla l’oued où ils avançaient lourdement, et les remparts de pierre perdus dans le lointain. Comment retrouver un homme au milieu de cette désolation ?
Bak attendit sur le côté que Ouensou arrive à sa hauteur. Ouser lui avait fourni ample matière à réflexion. À l’en croire, il ne venait pas dans le désert en quête de grandes richesses, pourtant il avait organisé ce voyage sitôt que s’étaient répandues les rumeurs concernant la disparition de Minnakht. Ne fallait-il pas au moins un trésor pour l’éloigner d’une épouse aimée ?
— Lieutenant Bak ! dit Ouensou, levant un sourcil dédaigneux. Je te croyais à la tête de cette caravane, loin de la poussière de la piste.
Bak se mit à marcher à côté du jeune homme, qui allait seul devant l’ânier et ses bêtes, vingt pas derrière l’explorateur. Chaque fois que son pied droit passait devant, il se donnait un coup de chasse-mouches sur la jambe, trahissant son impatience devant la monotonie du voyage.
— Le commandant Inebny, père de Minnakht, m’a chargé de retrouver son fils. J’ai besoin de ton aide.
— Mon aide ? Je ne sais rien à ce sujet, rétorqua Ouensou, sur la défensive.
Bak feignit de ne pas remarquer le croassement juvénile de sa voix. Il muait. Avait-il moins de dix-huit ans, contrairement aux apparences ?
— Qu’est-ce qui me prouve que son père t’envoie ?
— Pour quelle autre raison serais-je venu dans cet endroit oublié des dieux ?
— Pour l’or que Minnakht a trouvé, répondit Ouensou en rougissant.
Ce jeune homme trop gâté avait donc entendu lui aussi les rumeurs.
— Je suis ici seulement parce que son père et mon commandant sont amis de longue date. Sinon, à l’heure qu’il est, je serais en train de me baigner dans le fleuve. Comment as-tu fait la connaissance de Minnakht ?
— Je l’ai rencontré il y a quelques mois. Dans une maison de plaisir de Ouaset.
Sous l’afflux des souvenirs, le jeune homme oublia sa réserve et un sourire s’épanouit sur son visage.
— Il était entouré de jeunes femmes qui l’écoutaient raconter ses aventures palpitantes. Elles restaient silencieuses, immobiles comme des statues. Moi aussi.
Non moins absorbé par son propre récit, Ouensou oublia son chasse-mouches et éloigna un insecte d’un geste de la main. Bak se l’imaginait, assis dans l’ombre, impressionné par l’homme plus mûr, par son éloquence et la fascination qu’il exerçait sur les femmes. Subjugué devant tant de bravoure et un mode de vie qui représentait pour lui la quintessence de l’héroïsme.
— L’as-tu abordé aussitôt ?
— Oh, non ! Il est parti avec une des filles, expliqua Ouensou, soudain écarlate. J’ai attendu dans la ruelle et quand il est sorti, plus tard, je lui ai parlé.
— Alors ?
— Je lui ai dit mon admiration. Combien j’aimerais devenir un homme du désert, comme lui. Un explorateur. Il a passé son bras autour de mes épaules et…
Il détourna les yeux, se mordant la lèvre.
— Il m’a conseillé d’attendre. Je ne devais pas seulement mûrir, mais désirer le désert telle une maîtresse.
Bak pressa sa tunique contre sa poitrine pour éponger un filet de sueur.
— Il n’a pas promis de t’emmener dans une future expédition ?
— Il a laissé entendre… Non. Il n’a rien promis.
— Pourquoi alors, au nom d’Amon, es-tu venu à Keneh en pensant qu’il t’emmènerait ?
Ouensou se fit tout petit sous son regard scrutateur, puis, avalant sa salive, il avoua d’un air désemparé :
— Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais devenir explorateur, il a ri. Il est scribe en chef. Un fonctionnaire de haut rang, qui dépend directement du vizir. Il souhaite que je marche sur ses pas. Que je sois un jour aussi influent que lui, même plus.
Un sourire amer effleura ses lèvres lorsqu’il conclut :
— Il a pour ambition de me voir vizir.
— Néanmoins, tu es venu, répondit Bak, tâchant de ne pas manifester sa compassion. Tu as tourné le dos à ton père et tu as ignoré le conseil de Minnakht.
— Je ne pouvais me résoudre à une vie d’ennui !
Cette réponse, qu’il voulait pleine de bravade, produisait l’effet d’un gémissement.
— Tout à l’heure, quand tu parlais de l’or de Minnakht, répétais-tu une confidence qu’il t’a faite ou une simple rumeur ?
— Il a dit aux femmes qu’il cherchait de l’or.
— Mais pas qu’il en avait trouvé ?
— Non. Il a seulement dit que c’était son but. En arrivant à Keneh, quand j’ai entendu ce que l’on racontait, j’ai cru qu’il avait réussi, expliqua le jeune homme avec candeur.
Le rêve de Ouensou ne différait pas de celui de nombreux adolescents. Bak doutait cependant qu’un être aussi égoïste et arrogant pût apprendre à survivre dans un milieu tel qu’Ouser l’avait décrit. En tout cas, il ne le voyait pas se faufiler hors du campement à l’insu de tous, ou s’approcher sans bruit de l’étranger, puis lui voler sa dague sans le réveiller.
— Demain, Ouensou, tu devrais rebrousser chemin et retourner à Kemet. Il n’est pas trop tard. Tu peux passer la nuit avec nous au prochain puits et nous quitter au matin. Dans deux jours, tu seras à Keneh, dans une maison de plaisir.
Il ne voulait pas blesser le jeune homme dans son amour-propre, mais il était sûr qu’Ouser accepterait d’envoyer un des âniers avec lui pour veiller à ce qu’il arrive sain et sauf. Dans le cas contraire, Bak enverrait un Medjai. Un air buté se peignit sur le visage de Ouensou.
— Non. Si je découvre un filon d’or ou du minerai, je m’attirerai la faveur de notre souveraine et mon avenir sera assuré. Mon père sera contraint de m’accepter comme je suis, au lieu de vouloir me façonner à sa guise.
Bak remonta la caravane en sens inverse et ne trouva pas Ani. L’air soucieux, le nomade qui fermait la marche tendit le doigt derrière lui. Bak distingua alors l’artisan, qui s’attardait au loin.
Rassurant l’ânier d’un signe du menton, il se hâta de rejoindre le traînard. La caravane approchait peu à peu de la trouée entre l’arête et le tertre où se poursuivrait son voyage. Le lit asséché s’étrécissait, ses berges devenaient plus abruptes.
Trop absorbé pour remarquer Bak, Ani marchait lentement au pied de la paroi, examinant les roches qui provenaient de la colline ou de la lointaine chaîne montagneuse. Il portait une sorte de sac blanc, lourd et bosselé.
Il ramassa une pierre, l’étudia puis la jeta, se baissa afin d’en observer une autre. Une troisième amena un sourire sur ses lèvres.
— Pourquoi restes-tu en arrière ?
La question de Bak était de pure forme ; il voyait bien ce que faisait le joaillier.
— Tu n’aurais pas dû laisser la caravane s’éloigner. Et si tu étais pris d’un malaise ?
Ani avait relevé la tête, surpris. Reconnaissant Bak, il lui adressa un sourire radieux.
— Ah ! Lieutenant ! Je remercie les dieux que tu sois venu. Regarde ce que j’ai trouvé, dit-il en offrant une pierre rose à son admiration.
— Il ne faut pas marcher près de la paroi. Une vipère pourrait se cacher parmi les rochers.
Sans prendre garde à ses paroles, Ani regarda autour de lui. Ses yeux se posèrent sur un bloc de pierre plat, marqué de traces blanches luisantes là où la surface avait éclaté dans sa chute. Il y déposa ce que Bak avait pris pour un sac, et qui était en fait un grand carré de lin taché de sueur. Il en écarta les coins, révélant des dizaines de cailloux, dont aucun n’était plus gros qu’un œuf de cane.
— Si tu as une pièce d’étoffe… Tu en as une, n’est-ce pas ? Tu pourras porter celles-ci pendant que j’en cherche d’autres.
— Tu n’es pas sérieux, répliqua Bak d’un air sévère.
Surpris, Ani cligna des yeux.
— Je suis venu chercher des pierres rares et précieuses pour mon atelier. Et maintenant, tu as l’air de dire que je ne dois pas les prendre… Eh bien, si ! affirma-t-il en se redressant de toute sa taille.
— Qui les portera ?
— Nous avons beaucoup d’ânes.
— C’est pour l’eau et les provisions, Ani.
L’artisan resta immobile, son expression révélant les émotions qui se succédaient en lui : la compréhension, la déception, puis une difficile résignation.
— Pourrais-je au moins en garder quelques-unes ? demanda-t-il d’un ton docile.
Bak considéra les fragments disposés sur le lin. Pour son œil inexpérimenté, la plupart ressemblaient au granit qu’Ouser lui avait montré.
— Certaines de ces pierres sont-elles exceptionnelles ?
— Ce sont de magnifiques spécimens, cependant… Hormis une ou deux, non, concéda Ani, l’air douloureux.
— Garde ces deux-là et partons. Nous devons rattraper les autres.
Ani ne perdit pas de temps. D’un œil exercé, il chercha parmi les pierres les trois qu’il jugeait dignes d’être conservées. Peiné par ce sacrifice, il récupéra le carré de lin et laissa les autres sur le rocher. Une offrande à Seth, dieu du chaos et du désert.
Bak marcha à vive allure, soulagé qu’Ani se soit rendu à la raison. Le petit homme courait presque à côté de lui. Ils étaient à une centaine de pas des ânes quand Bak remarqua la respiration laborieuse de son compagnon et son teint cramoisi. Il s’arrêta et lui tendit son outre.
— Il ne faut jamais s’éloigner de la caravane, mais au cas où cela arriverait sans que tu t’en rendes compte, veille à toujours garder de l’eau sur toi.
Avec un sourire soumis, le joaillier but une longue rasade, puis à petits coups. Bak reprit l’outre, tira le carré de lin poussiéreux coincé dans la ceinture d’Ani, lui donna les pierres et mouilla l’étoffe.
— Rafraîchis-toi le visage et le cou.
Reconnaissant, Ani obéit, se barbouillant de poussière.
— Je n’ai pas réfléchi, lieutenant, pour les pierres. Minnakht m’avait assuré que ce désert recelait des merveilles qui rehausseraient la beauté de mes bijoux. Il n’avait pas évoqué l’aspect pratique.
Bak avala une gorgée tiède.
— De quand date ta dernière conversation avec lui ?
— Nous n’avons parlé qu’une seule fois. Il y a huit mois… Ou bien dix ? s’interrogea Ani en passant le linge humide sur sa nuque. Il m’a montré un cristal de roche d’une pureté extraordinaire qui venait, disait-il, de ce désert. La pierre était exquise, la perfection même. Il m’a aussi fait admirer un morceau de turquoise qu’il avait obtenu par le troc. Je lui ai confié que je rêvais de traverser la mer jusqu’à la montagne où elle est extraite, et il m’a dit que lui aussi désirait voir ces mines.
— A-t-il proposé de t’emmener lors d’une de ses expéditions ?
— Pas de façon explicite, mais quand j’ai raconté combien j’aspirais à voir les pierres dans leur état naturel, choisir moi-même au lieu de dépendre de l’idée qu’un autre se fait de la beauté, il a répondu que nous formerions une bonne équipe. Grâce à sa connaissance du désert et à mon expérience de joaillier, nous remarquerions ce que d’autres négligeraient.
Voyant qu’Ani n’était plus essoufflé et avait presque retrouvé son teint naturel, Bak lui fit signe d’avancer.
— T’a-t-il montré d’autres pierres ?
— De la cornaline, du jaspe, du quartz d’un blanc laiteux. De belles pièces, mais de moindre valeur.
— D’après son père, il a quitté Kemet il y a environ neuf mois, il est revenu au bout de trois, puis il est reparti deux mois plus tard pour ne jamais revenir. Pourquoi ne l’as-tu accompagné dans aucun de ces voyages ?
— J’avais peur. Oui, peur ! Bien que je n’en sois pas fier, c’est la vérité. Regarde-moi ! dit-il, baissant les yeux vers sa personne replète. Ai-je l’apparence d’un homme accoutumé aux épreuves ? Sens-tu en moi une âme intrépide ?
Bak sourit. Il aimait bien ceux qui ne s’illusionnaient pas sur leur propre compte.
— Alors, qu’est-ce qui t’a amené ici ?
— Le désir l’a emporté.
Après les vantardises de Ouensou, la modestie d’Ani était rafraîchissante.
— Quelle a dû être ta déception, lorsque tu as appris que Minnakht n’était jamais revenu !
— Tu ne peux l’imaginer. Mais marchons un peu plus vite, si tu veux. Je me sens mieux à présent.
Comme s’il n’avait pas dévié du sujet, il reprit :
— J’avais passé des mois à me convaincre que j’en étais capable, puis à convaincre mon intendant que c’était de notre intérêt. Et puis, en atteignant Keneh, j’apprends que celui qui me pressait de venir a disparu !
— Tu as entendu la rumeur selon laquelle il aurait trouvé de l’or ?
— Je n’ai pas l’habitude d’ajouter foi à tout ce que j’entends, lieutenant, mais quand j’ai ouï cette histoire, mon sang s’est glacé dans mes veines.
— Tu as craint pour sa vie ?
— Je travaille dans un atelier bien fourni en pierres et en métaux précieux. Même moi, je ne suis pas indifférent à leur valeur. Je sais d’expérience que le cœur des hommes est vite enflammé par les rêves de richesse.
Bak comprenait. Fondée ou non, la rumeur mettait la vie de Minnakht en danger.
— Ouensou et toi avez-vous abordé Ouser ensemble, ou chacun de votre côté ?
— Nous étions dans une maison de plaisir, ne sachant que faire. Nous avons entendu quelqu’un parler de lui, dire qu’il fallait être fou pour aller dans le désert alors qu’on ne savait ce qui était arrivé à Minnakht, et bien imprudent pour voyager avec un seul nomade – comme Minnakht. Ouensou demanda où l’on pouvait trouver Ouser, et je m’enquis de son apparence. Nous comprîmes, alors, que nous cherchions la même chose : un homme digne de confiance pour nous emmener dans le désert.
Bak se rappela Senna disant qu’Ouser n’était pas d’une droiture à toute épreuve.
— Vous êtes-vous renseignés sur sa réputation ?
— Plusieurs personnes – marchands, âniers, vendeurs de bétail – nous ont assurés de son honnêteté et de sa parfaite connaissance du désert.
Ani scruta Bak, les sourcils froncés.
— Aurais-tu entendu quelque chose qui le discrédite, lieutenant ?
Bak secoua la tête. Il ne voyait aucune raison d’inquiéter le joaillier. Ouser était peut-être un homme dont il fallait se méfier, comme le croyait Senna. Ou alors, Senna était peut-être aussi malhonnête que le croyait Ouser. Tous deux pouvaient avoir raison – ou tort. Quant à Ani, il n’était qu’un enfant dans cette contrée rude. Chaque pas serait pour lui une torture. Bak aurait volontiers parié une jarre du meilleur vin du nord qu’il était aussi innocent qu’il le paraissait.
— Je vais te répéter ce que j’ai déjà dit à Ouensou. Si tu veux renoncer à cette aventure et regagner Kemet, il n’est pas trop tard. Keneh est à deux jours de marche. Tu peux continuer avec nous jusqu’au puits, passer là-bas la nuit et t’en retourner demain.
— Non, non, non, lieutenant. J’y suis, j’y reste !
Le visage d’Ani exprimait la même obstination que celui de Ouensou.
La caravane avait fait halte. Laissant l’artisan avec le groupe d’Ouser, Bak courut en avant afin de connaître la cause de cet arrêt. La chaleur du soleil, concentrée entre les parois, était écrasante. Ce n’était pas l’endroit idéal pour se reposer.
Il trouva, presque à la tête du convoi, Minmosé qui tenait le licou d’une ânesse noire massive dont Rona explorait un sabot avant à l’aide d’une pince en bronze.
— Elle boite, lieutenant, expliqua Psouro en le voyant.
— Ah ! Voilà ! dit Rona.
L’âne tressaillit, essaya de s’écarter. Le Medjai serra plus fort et extirpa un caillou. Il reposa le sabot, Minmosé lâcha le licou et l’animal secoua la tête en renâclant.
Ils n’étaient pas plus tôt repartis qu’ils virent Nebrê et Kaha approcher par une entaille rocheuse. Leur tunique était maculée de sueur et de poussière. Chacun portait à l’épaule un arc et un carquois ; Kaha avait en plus une outre en peau de chèvre.
— Vous vous êtes absentés longtemps, constata Bak, les accueillant avec un sourire.
Nebrê tendit ses armes à Minmosé.
— Il y a beaucoup à voir et tout se ressemble.
— C’est vraiment une terre stérile, ajouta Kaha. Je ne sais pas où les nomades trouvent de la nourriture pour eux et leurs troupeaux.
— Avez-vous vu des traces de la famille qui campait ? demanda Bak.
— Non, aucune, répondit Nebrê, faisant passer sa tunique par-dessus sa tête afin de la secouer. On dirait qu’elle a quitté l’oued.
Kaha s’écarta du nuage de poussière provoqué par son ami.
— Par deux fois nous avons aperçu un homme sur une colline. Comme nous, il était armé d’un arc. Il observait cette caravane.
— Au début, nous l’avons pris pour un berger qui traversait la région, ou pour un chasseur d’ibex ou de gazelle. Lorsqu’il a reparu, nous sommes allés à l’endroit où il se tenait la première fois.
— Là, nous avons découvert l’empreinte d’une semelle, dit Kaha. La même que sur la colline, au nord de Keneh.